Si l’image est le problème, l’image est aussi la réponse

Conversation

Matthias de Groof, Marjolijn Dijkman, Nav Haq et Annette Schemmel

Annette Schemmel : Est-ce que vous pouvez vous présenter avant de commencer cet entretien, s’il vous plaît ?

Matthias de Groof : Je suis chercheur en cinématographie et je m’intéresse plus particulièrement au cinéma africain. Dans le cadre de mes recherches pour l’obtention d’un doctorat, je travaille sur le cinéaste contemporain Jean-Pierre Bekolo du Cameroun. Je n’arrête pas d’en changer le titre qui est à présent « Deep Focus. The films of Jean-Pierre Bekolo in the context of African cinema. » (Deep Focus. Les films de Jean-Pierre Bekolo dans le contexte du cinéma africain). En dehors de mes recherches, je fais également des films, la plupart du temps avec des artistes africains.

Nav Haq : Je suis commissaire au MuHKA d’Anvers. Je n’ai pas du tout de connaissance spécialisée sur le continent Africain mais j’ai élaboré tout récemment une exposition sur des travaux de science fiction développés par des artistes sur le contient africain, intitulée « Superpower : Africa in Science Fiction » (Superpuissance : L’Afrique dans les Sciences-Fictions). De manière plus générale, mon travail aborde l’internationalisation du monde de l’art contemporain. Je considère l’internationalisme comme une mise en scène, une construction bien particulière qui probablement puise ses origines dans le monde occidental. Cette recherche a guidé une bonne partie de mon travail jusqu’à présent et s’est dernièrement manifesté dans le projet mentionné. http://www.arnolfini.org.uk/whatson/exhibitions/details/1300

Marjolijn Dijkman : J’ai coédité le présent magazine mais je participe également en tant qu’artiste à la collaboration avec le Cameroun ce qui fait que j’ai un double rôle. Je m’intéresse à la science-fiction en générale basée sur un projet apparenté que j’ai mené il y a cinq ans. C’est depuis ce temps que je n’ai pas cessé de m’intéresser à l’utilisation de la science-fiction et à la manière dont elle fonctionne à l’intérieur de la société ou bien à ses façons de nous faire comprendre ce que la société pense du futur et du présent.

Annette : Je suis commissaire indépendante à Berlin, je prépare actuellement un doctorat sur l’art contemporain camerounais. Je mènerai cet entretien. Marjolijn, est-ce que tu pourrais nous parler un peu des raisons pour lesquelles nous sommes réunis ici aujourd’hui ?

Marjolijn : Il y a un projet en particulier par lequel je voudrais commencer, « Wandering Through the Future » (Promenade à travers le futur). Je l’ai élaboré pour la Sharjah Biennal dans les Émirats Arabes Unis en 2006, avant que la crise économique ne s’installe. J’ai trouvé beaucoup de tableaux d’affichage disant « Bienvenue dans la ville de l’avenir ! » ou bien « Bienvenue dans la ville de demain ! » ou encore « l’histoire en émergence ». Je commençais à m’intéresser à la façon dont des compagnies immobilières se servaient de ce langage de la science-fiction et des scénarios de ce genre que j’avais connus dans le cinéma. On se servait de ce langage pour prôner un avenir supposé positif tandis que moi je n’avais connu que des scénarios négatifs dans la science-fiction. Je n’arrivais pas vraiment à comprendre comment ce même discours pouvait s’adapter aux deux situations.

Alors, j’ai commencé à analyser la science-fiction des grandes productions cinématographiques. J’ai ainsi élaboré une « chronologie du futur » avec autant de films que j’ai pu trouver (ca. 150) et en les registrant à l’époque à laquelle eux-mêmes s’étaient projetés en commençant en 2008 et terminant en 802,701. C’était la dernière que j’ai pu trouver. Les films venaient essentiellement des pays industrialisés. Ils semblaient être à l’origine de cet imaginaire.

J’ai découvert que les films qui font des projections dans un futur lointain sont des vieux films des années 60 et 70, comme Barbarella en voyage de divertissement dans un vaisseau spatial en 40.000 AD. Par contre, les films les plus récents paraissent beaucoup plus pessimistes et se projettent dans un futur proche, le future a donc rétréci. C’est cela qui se réfère au développement immobilier de Dubai parce que ce genre de la science-fiction est devenu une sorte de réalité construite. C’était mon point de départ. Je devrais peut-être aussi mentionner qu’à Sharjah, la science-fiction se fait censurer « de manière informelle ». Les gens ne connaissent donc pas très bien ce genre tout en étant confrontés avec son langage à travers ces panneaux d’affichage. Une autre partie du projet était constituée par une vidéo présentant dans un ordre chronologique des scènes issues de films de science-fiction montrant des gens marchant dans des paysages futuristes. Dans son ensemble, cette oeuvre donne presque une vue globale du genre de la science-fiction.

En 2010, nous avons organisé un workshop dans la Maison de la Jeunesse de Douala au Cameroun avec Lionel Manga, un écrivain et critique local. Nous avons pensé que cela pourrait être intéressant d’imaginer les 100 ans d’indépendance au moment où nous étions en train d’en célébrer son cinquantenaire. Nous avons montré ma vidéo pour ensuite entamer une discussion avec un groupe de jeunes ayant entre 15 et 19 ans sur ces scénarios du futur dans les films grand public. Ce qui était frappant dans leurs réponses, c’était le fait qu’ils ne se retrouvaient pas dans ce qu’ils appelaient une « vision de l’homme blanc du futur ». Cela n’avait tout simplement pas de rapport avec leur propre vie. La discussion s’est complètement arrêtée lorsqu’ils ont refusé l’idée même d’un futur personnel au-delà de quelques jours. « Nous n’avons pas de temps à perdre avec ce genre de questions ! » Finalement, nous en sommes venus à parler du présent au lieu du futur. Cette expérience peut expliquer notre intérêt particulier pour ce genre de la science-fiction en Afrique et notamment pour « Les Saignantes » de Jean-Pierre Bekolo.

Matthias : Pour ce film, Jean-Pierre Bekolo a choisi de situer l’action dans le courant de l’anné 2025, dans le futur, se distinguant ainsi de la majorité des représentations de l’Afrique, beaucoup plus intéressée par le passé. Bekolo lui-même dit que (et ici en accord avec toi) : « Parler de l’Afrique actuelle est déjà assez difficile, mais parler de l’Afrique dans le futur me paraît impossible ! » Vous savez, Hegel écrivait « l’Afrique est un pays des enfants dissimulés dans les ténèbres de la nuit… ». Au 19ème siècle il y avait toute une rhétorique autour de l’idée selon laquelle l’Afrique ne faisait pas partie de « l’histoire ». L’Afrique était censée entrer dans l’histoire en recevant la « civilisation » et même la « culture », puisqu’elle était considérée comme dépourvue de culture. Cela est aussi vrai pour les musées qui présentaient l’Afrique comme une présence contemporaine de notre passé, ou, comme l’affirme l’anthropologue Adolf Bastian, comme les « contemporains de nos ancêtres. ». En d’autres mots, parler de l’Afrique et stimuler l’imagination sur l’Afrique s’avère vraiment très difficile et c’est justement là le défi de Bekolo ! Son film coïncide avec une nouvelle vague d’afro-optimisme au tournant du siècle. Mais bien que « Les Saignantes » se déroule dans le futur, c’est comme si rien n’avait changé. Nous nous retrouvons confrontés à un statu quo ou à son exagération – en face d’une totale accommodation à une misérable situation de régression et de dégradation. Ce futur est un futur dystopique et c’est la raison pour laquelle ce film peut aussi être considéré comme prémonitoire. Au fond, il nous dit : si nous continuons à faire ce que nous faisons, ceci est notre futur – comme aujourd’hui, mais pire encore ! Il y a quelques éléments issus de la science-fiction : des téléphones portables spéciaux et la manière de démarrer une voiture par la voix sont les seuls détails qui peuvent nous donner un point de repère pour savoir que nous nous retrouvons en 2025 et non pas en 2005. D’une manière générale, ce film n’emprunte pas l’esthétique de la sciences-fictions occidentale avec des voitures volantes etc.

Au lieu de cela, nous nous retrouvons devant ce que Mbembe appellerait peut-être un « deathscape » (paysage de morts), la place où règne la mort. Il n’y a plus de différence entre le vivant et la mort. Et le film se passe entièrement pendant la nuit, un fait qui renforce cette esthétique morbide que Bekolo appelle un « univers mourant ». Le protagoniste dans « Les Saignantes » est une prostituée. Son client est un fonctionnaire haut placé qui meurt pendant le coït. Pour se débarrasser du corps, elle va chez un boucher, accompagnée par une amie. On peut alors voir des morceaux de viande en train de voler et le boucher en train de cannibaliser une partie du corps. Les deux filles profitent des funérailles officielles pour avoir accès à la sphère du pouvoir politique afin de déstabiliser le pouvoir phallocentrique. Le film se termine avec des scènes montrant qu’elles sont en train de recevoir leur argent et qu’elles ont réussi à avoir accès au pouvoir, sauf que rien n’a changé. Pendant que tout cela se déroule, il y a le « Mevoungou », qui se passe en arrière plan, un rituel ancestral qui exalte et célèbre le pouvoir des femmes.

J’aimerais par ailleurs revenir à l’idée du choix. Après l’indépendance de beaucoup de pays africains au cours des années 1960, l’Afro-Futurisme s’était référé aux idées d’un futur nouveau et prometteur. Tout ce qui reste actuellement de telles idées est en état de ruines et de rêves dispersés. Beaucoup de films africains, comme l’a expliqué Kobena Mercer, traitent de la nécessité d’avoir une attitude attentive par rapport à ce trauma d’un rêve manqué. Moi personnellement je pense que « Les Saignantes » traite de l’impossibilité d’un « deuxième enterrement du passé ». Nous nous retrouvons dans un futur où cette attitude attentive envers le passé est devenue impossible. Pour que le présent puisse se réaliser entièrement, la relation avec le passé paraît nécessaire afin de pouvoir chasser les revenants du passé. Si une telle relation s’avère impossible, le présent ne pourra pas se réaliser entièrement. Ainsi, le film nous met en garde contre un futur dans lequel il est désormais impossible de faire des choix ou d’imaginer le futur.

Annette : À qui s’adresse Bekolo avec ce film ? Il parle d’une position de la diaspora africaine, n’est-ce pas ? Qui est son public ?

Matthias : Je dirais qu’il alterne constamment entre une position de la diaspora et une position africaine. Je trouve bien intéressant que dans son installation « Une Africaine dans l’espace » présentée au Quai Branly à Paris en 2007, il montre un vaisseau spatial, une espèce de météorite réunissant des Africains de la diaspora dans une idéologie panafricaine d’un retour au continent de la mère-patrie.

Ainsi il transforme l’idée d’une fuite des cerveaux en afflux des cerveaux, similaire à George Clinton and the Universe avec leur chanson « Mothership Connection » (1977). Ici, Bekolo utilise le langage de la science-fiction. Mais, de manière générale, ses films sont faits pour les Camerounais en commençant par l’imagination de son propre peuple parce qu’il estime qu’il y a un grand manque de ce genre de films. Il n’y a aucune assertion d’existence à travers l’art cinématographique au Cameroun qui puisse servir de miroir social et culturel. Dans ses propres mots : « Si l’image est le problème, elle en constitue aussi la solution ! »

Marjolijn : Comment ce film a-t-il été reçu au Cameroun ?

Matthias : Je ne pense pas qu’il ait été très souvent projeté. C’est le problème principal. Il n’y avait pas beaucoup de possibilités de le projeter au Cameroun. Malheureusement, Bekolo n’a pas non plus pu profiter du réseau de distribution de Nollywood malgré le fait que « Les Saignantes » partage certaines de ses idées esthétiques. Mais il fait partie du style de films d’auteur. Avant son tournage, Bekolo avait demandé une audience avec le ministre de la Culture. On lui a demandé de payer cette audience, une condition qu’il n’a pas voulu accepter. En rentrant au quartier et en racontant cette histoire à ses amis, une fille disait : « J’ai le numéro de téléphone de ces types ! ». C’est ainsi que Bekolo a eu l’idée de tourner un film sur le pouvoir latent des femmes en relation avec des fonctionnaires haut placés.

Annette : C’est vraiment amusant puisque l’actuel ministre de la Culture est une femme … Nav, connaissiez-vous les « Les Saignantes » de Bekolo ?

Nav : J’en ai entendu parler, mais je ne l’ai jamais vu.

Annette : Est-ce que vous pouvez nous raconter comment l’idée de l’exposition « Superpower : Africa in Science Fiction » (Superpuissance : l’Afrique en science-fiction) vous est venue ?

Nav : Je pense que j’avais compris de manière intuitive qu’il y a avait une tendance assez curieuse à créer des œuvres de science-fiction ayant pour fond le continent Africain ; « Kempinski » par Neïl Beloufa et les films « Nostalgia » d’Omer Fast, le très populaire « District 9 » et même la musique techno de Africa Hitech. J’étais curieux de savoir pourquoi tous ces artistes travaillaient soudainement dans cette perspective et de toute évidence indépendamment les uns des autres. Parmi les artistes présentés à l’exposition la moitié environ est issue du continent africain et la moitié du continent européen. J’y ai senti une sorte de tendance longitudinale et je ne crois pas que ce soit par hasard. Il est peut-être pertinent de dire que d’un point de vue historique, la science-fiction constituait un moyen de visualiser la différence et la peur de « l’autre ». C’était le cas avec toutes les allégories du communisme dans les films américains pendant la période de la guerre froide, par exemple. Mais, parmi ces œuvres artistiques, nombreuses sont celles qui se réfèrent au genre de la science-fiction sans en emprunter nécessairement les tropes classiques. Ils deviennent de la science-fiction en rassemblant ou en pliant différentes couches temporelles l’une à l’intérieur de l’autre. Ils rassemblent le présent avec le futur et le présent avec le passé à travers des simples itérations ou des réitérations d’époques.

Ainsi, par exemple, Neïl Beloufa décrit « Kempinski » comme une « documentation ethnographique de science fiction » – qui est, pour moi, une convolution intéressante. Il invite des gens à parler du futur au temps présent et en le faisant il produit une espèce de science-fiction. De plus il y a « Icarus 13 » de Kiluanji Kia Henda qui crée une narration sur la première mission spatiale Angolaise vers le soleil dans une série de huit photographies. Toutes ces images montrent des sites réels à Luanda : le monument du premier président, António Agostinho Neto que Kiluanji imagine comme une fusée spatiale partant vers le soleil. Cette image est basée sur une blague africaine concernant l’ancien président du Mozambique qui avait cette ambition prétentieuse de vouloir voyager jusqu’au soleil. Alors les gens lui disent : « C’est complètement fou, tu y brûlerais ! ». Il répond alors : « D’accord, si c’est comme ça nous allons voyager pendant la nuit. ». Il y a également trois autres films vraiment très intéressants de João Maria Gusmão & Pedro Paiva. Ces derniers ont tourné beaucoup de films dans plusieurs nations africaines. Tous leurs films sont muets, d’une durée de deux minutes et sont présentés en 16 millimètres. À première vue, ils ne ressemblent pas du tout à de la science-fiction, mais ces films au ralenti dégagent quelque chose de magique. Les artistes parlent d’une sorte de théorie sur les extraterrestres comme si l’on voyait quelque chose pour la première fois sur la Terre, tout comme dans leur film « The Blind Man Eating a Papaya » (L’homme aveugle qui mange une papaye).

Nous avons également exposé ce projet de Pawel Althamer, « Common Task-Mali » (Tâche commune-Mali) de 2008 qui a une étrange qualité ethnographique. Il avait voyagé avec ses voisins de Varsovie au Mali pour y rencontrer le peuple Dogon. Nous avons exposé quelques photographies prises par l’un des voisins de Althamer, Monsieur Niedzwiecki. Leurs costumes dorés les font ressembler à un groupe de mecs pendant un weekend d’enterrement de vie de garçon, ou bien des extraterrestres envahissant le paysage. D’ailleurs il y a quelque chose de très curieux dans le choix du peuple Dogon comme hôtes parce qu’ils sont connus pour leurs propres croyances aux extraterrestres. Cela m’a fait penser à une scène du film anti-colonial de Chris Marker et Alain Resnais, « Les Statues Meurent Aussi » de 1953 où l’on affirme que « nous sommes les Martiens de l’Afrique ».

Matthias : Ça me rappelle le film expérimental de l’ethnographe Jean Rouch, dans lequel la caméra devient un catalyseur de l’interaction entre les gens. On peut transposer cela au genre de science-fiction; on peut faire des études ethnographiques sur la manière dont les gens réagissent par rapport aux gens déguisés en personnages de science-fiction. Dans notre cas ce serait la science fiction qui deviendrait le catalyseur, pas seulement la caméra.

Nav : Tout à fait. Il y a ensuite aussi « Pumzi » de Wanuri Kahiu, un court- métrage de 21 minutes. Mais ce film est censé d’être le précurseur d’un long-métrage qu’elle souhaite tourner. C’est impressionnant quand on considère son budget. Elle est aussi la seule femme artiste dans ce show.

Marjolijn : Ça m’a justement beaucoup surpris puisque ce genre est largement dominé par les hommes, n’est-ce pas ?

Nav : C’est un monde de garçons et un truc assez bizarre, c’est sûr.

Annette: Pensez-vous qu’il existe une différence dans la façon dont les cinéastes et les artistes abordent l’esthétique du genre de la science- fiction ?

Nav: Je pense que c’est complètement différent. Cela dépend en partie des moyens que les gens ont à leur disposition.

Matthias : Bon, je crois que depuis Kubrick il y a quand même eu un changement dans la manière de faire de la science-fiction dans le monde du cinéma, de la science-fiction commerciale à celle qui est plus artistique et indépendante…

Marjolijn : Est-ce qu’il serait possible que les artistes cherchent à défier ce genre en tant que tel ? Beaucoup de films de scient-fictions appartenant au courant populaire n’offrent qu’une seule intrigue, ils sont toujours très critiques par rapport au progrès technologique et politique en suggérant que tout est toujours en train d’empirer. Rien ne s’améliore jamais. Et je pense que lorsque les artistes se servent du genre de
la science-fiction, ils prennent un peu de recul par rapport à leur propre époque même si ce n’est pas forcément avec l’idée d’évoluer vers des catastrophes.

Nav : Oui, je suis bien d’accord. C’est un autre genre de mise en suspens de l’incrédulité, mais le genre de la science-fiction ne traite pas toujours forcément du futur. L’œuvre de Neïl Beloufa et les films de Gusmão & Paiva traitent en fait d’une rupture avec « l’histoire ».

Matthias : Est-ce que vous pourriez nous expliquer un peu cette « rupture avec l’histoire »?

Nav : Bon, je pense que le thème de « l’histoire » a toujours été une partie de l’exercice colonial. Le colon a une autorisation de légitimer quelque chose et il est capable de le placer à l’intérieur ou à l’extérieur
de « l’histoire ». Et puis, d’une certaine manière, « l’histoire » représente un fardeau intellectuel et conceptuel pour le continent africain. Des gens comme Sarkozy continuent de réitérer l’idée de Hegel que l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire etc.
1 (En revanche, il y a quelque chose de similaire avec le futur. On peut argumenter qu’en termes économiques, le futur se trouve déjà colonisé par le capitalisme). Dans une perspective historique, la prochaine étape dans le domaine du patronage idéologique après le colonialisme est celle de l’universalisme. Moi personnellement je ne crois pas à l’idée de l’universel et je pense que certaines de ces œuvres mettent également cette idée en question, dans un esprit émancipateur. Les artistes africains autant que les Européens expriment le désir d’une nouvelle représentation du continent africain en se distinguant de l’Afro-Futurisme nord-américain des années 70 ou encore de l’idée d’un Afro-Centrisme.

Matthias : Vous voyez donc une rupture avec l’idée unilatérale de l’histoire dans les pays industrialisés dans ce type de science-fiction artistique ?

Nav : Oui, dans certains cas.

Matthias : Mais n’est-il pas vrai que l’idée de la science-fiction – en commençant par « Le voyage dans la lune « (1902) de George Méliès – n’est pas plutôt une idée d’expansion, de transgression des frontières, de conquête ? L’Autre est identifié comme l’extraterrestre et il en devient déshumanisé. (Dans le cas de Resnais et de Marker, le Soi-même devient l’extraterrestre.) L’Autre peut être très puissant, mais en même temps très vulnérable par rapport aux maladies et ce genre de choses, par exemple. Je me demande quelle œuvre présentée dans votre exposition pourrait être considérée comme une rupture avec cette notion de l’Autre comme extraterrestre, y compris « l’exotisation » de l’Autre ? Est-ce que certains de ces films ne contribuent pas plutôt à perpétuer cette idée ? Pour en donner un exemple, dans le film de Blomkamp, la différence raciale se trouve remplacée par la différence des espèces d’extraterrestres. Ainsi, l’idée de l’Autre est « naturalisée » en quelque chose qui n’est plus humain malgré des ressemblances, telle que l’émotionalité.

Nav : Je suis définitivement d’accord avec ça, mais Blomkamp est cinéaste et moi je voudrais faire la différence entre son œuvre et ce que les artistes font. Neïl Beloufa ou Gusmão & Paiva font autre chose…

Matthias : … comme le fait de déconstruire le regard hégémonique sur l’Afrique ?

Nav : Oui.

Marjolijn : Mais je continue de me demander si certains de ces artistes n’utilisent pas un décor africain – que ce soit un paysage ou un paysage urbain – comme une scène théâtrale pour leur scénario ? Et ils choisissent ce scénario parce qu’ils le considèrent comme quelque chose de bien particulièrement différent, comme dans le cas de Pawel Althamer ? Par contre, dans le film de Bekolo, je vois un engagement pratique avec une situation locale spécifique. Il applique le genre de la science-fiction comme un moyen émancipatoire pour sortir de cette situation, comme un mobilisateur social, comme un enrichissement de son peuple.

Matthias : Dans un autre film de Bekolo, « Le Complot d’Aristote », il y a un public camerounais installé au cinéma qui regard un film qu’on ne voit pas, on en aperçoit uniquement les scintillements sur les visages des spectateurs. La musique fait croire qu’il s’agit d’un film ethnographique sur l’Afrique. Ça pourrait être un film africain, un film calebasse adoptant ce genre de voile ethnographique européen pour des raisons économiques, ou bien il s’agit simplement d’un film ethnographique traditionnel européen. Soudainement, on entend dire dans l’audience : « On présente les Africains comme des extraterrestres, des gens d’une autre planète, des extraterrestres sans la technologie spatiale de E.T. ! » Ce spectateur s’identifie apparemment avec le peuple sur l’écran, mais il réagit en disant « Ceci n’est pas notre monde ! ». C’est dire que pour ce public sa représentation supposée à travers l’ethnographie est aussi étrange que le sont les extraterrestres dans un film de science-fiction.

Annette : Je pense que cela est un bon moment pour terminer, puisque cela résume très bien ce qui a été discuté jusqu’à présent. Merci !

  

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A conversation about the current appropriation of science fiction in African settings and/or for African audiences brings the issue to a close. Drawing on the expertise of Annette Schemmel (DE), Matthias de Groof (BE), Marjolijn Dijkman (NL), and Nav Haq (UK), we link a recent exhibition in Britain on this subject to the filmmaking of Cameroonian Jean Pierre Bekolo.
The magazine “JAMAN” (Bamum for “German”) spotlights encounters between Cameroon and the “West” for more than a hundred years. The artworks, the poetic and scientific texts, and the cartoons that have been specially produced for this issue challenge cherished notions of cultural authenticity.
„JAMAN“ is the first of a series of special editions published by the European art organization Enough Room for Space in collaboration with the Cameroonian artist journal DiARTgonale.
Digital: JAMAN – DiARTgonale Special Edition #1
Download: JAMAN – DiARTgonale Special Edition